Lettre ouverte d’un citoyen africain au Président Hollande : plaidoyer pour une refonte stratégique des relations franco-africaines


Monsieur le Président,
C’est avec plaisir que nous vous souhaitons la bienvenue au pays de la Teranga, en terre africaine du Sénégal. Votre prédécesseur à la tête de l’Etat français, à l’occasion d’une visite similaire à celle que vous entreprenez aujourd’hui chez nous, avait, avec l’excès qui le caractérise, abreuvé l’Afrique de calomnies et de diatribes insultantes et, suprême sacrilège, du haut d’une chaire de l’Université de Dakar qui porte le nom de l’illustre Cheikh Anta Diop. Beaucoup d’intellectuels avaient cru devoir lui porter la réplique, à l’époque. Ce n’était pas notre cas. Nous avions préféré observer un silence de mépris face à ces insanités racistes, pour la bonne et simple raison que Césaire s’en était brillamment chargé par anticipation près de 60 ans plus tôt, et point par point, dans son célèbre discours d’anthologie sur le colonialisme.   
Pour aller dans le vif du sujet de cette lettre, je voudrais, de ma modeste voix de simple citoyen, inviter la France à accepter de revisiter ses relations avec l'Afrique, les adapter au monde contemporain, marqué par des mutations profondes et complexes qui, à la fois découlent et participent de la mondialisation. En effet, un nouveau paradigme des relations internationales s’impose, tellement les défis d’ordre géopolitique et géostratégique, posés par la nouvelle économie-monde sont inédits. Vous savez mieux que moi qu’un nouveau régime de croissance mondiale centré autour du Pacifique se substitue sous nos yeux à celui prédominant jusqu’à la fin du 20ème siècle et qui était axé sur l’hémisphère Ouest. Par voie de conséquence, les firmes multinationales organisent leur plateforme de production à partir de cette nouvelle redistribution des rôles et des avantages compétitifs, d’où une accentuation des polarités au détriment notamment de l’Europe. Il en découle pour votre continent une désindustrialisation progressive, de nombreuses délocalisations, une atonie de la croissance si ce n'est la récession, un taux de chômage de plus de 11%, une population vieillissante et des finances publiques durement éprouvées. Cette situation induit d'énormes difficultés sociales qui alimentent un exutoire d'intolérance et de xénophobie dont les provocations et agressions culturelles, notamment contre l’Islam, constituent une des manifestations récurrentes. Dans l'autre sens, une certaine frange de la jeunesse musulmane française, heureusement marginale pour le moment, se trouve tentée par les appels de sirènes des partisans de la violence inter-communautaire.
Pendant ce temps, la Chine assume le rôle de locomotive de l’économie mondiale, avec les autres puissances émergentes que sont l’Inde, la Russie et le Brésil. Ce groupe de pays a repris le flambeau tenu par le Japon dans les années ’80 et par les tigres asiatiques dans la décennie suivante. Tout le monde s’accorde à dire que la prochaine frontière de la croissance mondiale se situe en Afrique. L’importance du territoire et des ressources naturelles de notre continent, le dynamisme de sa démographie, son potentiel de production à peine entamé, l’émergence en son sein de nouvelles élites bien formées et informées, le niveau soutenu de sa croissance actuelle, les hauts niveaux de rendement des investissements, son extraordinaire richesse culturelle, etc., tout ceci contribue à préparer l’Afrique à occuper cette place. Nous n’ignorons pas cependant qu’à court terme, des forces centrifuges et des menaces multiformes continuent de faire l’objet de sérieuses préoccupations. Il en est ainsi de l’instabilité croissante dans plusieurs Etats dont certains ont été déjà complètement partitionnés alors que d’autres sont sur le point de l’être. Dans le même temps, la pauvreté et les frustrations liées aux attaques pernicieuses contre leur système de valeurs charrient des contingents entiers de jeunes vers les réseaux d’extrémistes et de narcotrafiquants qui prennent en otage des pans de nos territoires et de nos économies. Le défi d’une démocratisation et d’une modernisation s’appuyant nécessairement sur notre héritage historique et notre génie propre, reste également posé.           
Il convient de relever au demeurant que parmi les zones à risques figurent en bonne place les pays situés dans la sphère d’influence française. Ces Etats sont la plupart du temps le théâtre de conflits internes et de mouvements séparatistes ainsi que de difficultés économiques dont le sens du rapport de causalité avec les problèmes politiques reste à être établi. Dans ce contexte, l’avènement d’une nouvelle équipe dirigeante en France mais aussi dans certains pays francophones africains offre certainement  l’occasion historique d’une réflexion commune sur les relations héritées de la période coloniale et prolongées ensuite sous des formes néocoloniales. Deux domaines de coopération essentiels méritent d'être revus en priorité : les accords de défense et les accords monétaires. Au plan militaire, les bases françaises stationnées sur le sol africain constituent l'aspect le plus choquant et le plus impopulaire de la perpétuation de la domination exercée par la France sur ses ex-colonies. Il s'y ajoute qu'une totale opacité entoure les accords de défense alors que leur justification déclarée de protection de l'intégrité territoriale des Etats africains est battue en brèche dans les situations sénégalaise (Casamance) et malienne. La configuration de ces forces ne semble même plus adaptée aux types de conflits qui éclatent dans nos pays. La France elle-même peine à supporter le coût budgétaire de ce déploiement hors de ses frontières. Tout cela est résumé de manière lyrique par l'artiste ivoirien Alpha Blondy qui apostrophe ainsi l'Armée française, dans une de ses chansons:
« Allez-vous en de chez nous
Car nous ne voulons plus
Nous ne pouvons plus
Et vous, non plus »
Quant à la coopération monétaire qui consacre l'arrimage du franc CFA auparavant au franc français et par ricochet aujourd'hui à l'euro, la plupart des intellectuels et économistes africains l'ont dénoncée. Plus qu'un simple choix de régime de change, elle symbolise un lien colonial figé dans le temps alors que les conditions économiques initiales qui lui servaient de prétexte sont aux antipodes de celles en vigueur à l'heure actuelle. Elle traduit aussi un déni de responsabilité, de maturité et de compétence à l'égard des élites africaines, à moins qu'elle reflète de la part de ces dernières l'intériorisation d'une servitude volontaire. Les traits caractéristiques de la zone franc sont non seulement une croissance économique faible en comparaison avec celle de pays similaires ayant recouvré leur souveraineté monétaire, mais aussi, cause ou conséquence, des Etats instables et fragiles constituant présentement une ceinture de feu ouest-africaine. En plus, d'importantes réserves de devises équivalant à 4000 milliards de francs CFA au moins (!) appartenant à la zone Uemoa sont gérées par la France qui finance ainsi son déficit public avec cette manne financière alors que cela est interdit aux pays africains qui en sont propriétaires. En incluant les réserves de la zone Cemac d'Afrique centrale, c'est au total 8000 milliards de francs CFA qui sont « confiés » au Trésor public français, soit plus de 12 milliards d’euros. A titre de rappel, ce montant correspond au déficit de la Sécurité sociale prévu pour la France en 2013. Pour prendre une autre échelle de comparaison, ces réserves représentent 4 fois le volume de l'aide publique au développement accordé par la France à l'ensemble du continent africain. Aide publique qui intègre pour une large part, (on ne le rappelle pas suffisamment assez) les prêts remboursables, la contrepartie de l'assistance technique et les marchés captifs réservés à des entreprises françaises.
Monsieur le Président,
Le constat que je viens de dresser sur la zone franc n'est pas celui d'un pamphlétaire illuminé. Il est partagé par des économistes et professionnels des politiques de développement dans votre propre entourage, à l'image de Jean-Michel Severino, ancien directeur général de l'AFD. De toute manière, les conditions monétaires auxquelles sont astreints les pays africains de la zone franc, ne sont même plus supportables pour des Etats européens membres de la zone euro comme l'atteste la quasi-faillite de la Grèce, qui menace aussi l'Espagne, entre autres pays actuellement plongés dans une grave crise financière, économique et sociale. Même l'avenir de l'euro se trouve désormais mis en question.
Lors de votre campagne pour l'élection présidentielle, vous aviez dit souhaiter établir avec l'Afrique une « relation nouvelle, dépassionnée et durable ». Nous sommes en phase avec vous s'il s'agit par-là de mettre
 
fin au pacte néocolonial, c'est-à-dire supprimer définitivement les avatars de la Françafrique qui a commis de nombreux crimes comme l'élimination politique et souvent physique de leaders africains engagés dans des projets d’émancipation de leurs peuples (Mamadou Dia, Sylvanus Olympio, Barthélémy Boganda, Ruben Um Nyobé, Félix Moumié, Thomas Sankara, etc.) ou les complots des services d'espionnage français contre de jeunes républiques (la Guinée sous Sékou Touré, le Nigéria avec la sécession biafraise, le Rwanda, etc.). Nous sommes d'accord avec vous si votre ambition est de jeter les bases d’une nouvelle stratégie de coopération gagnant/gagnant qui ne puisse pas être préjudiciable cependant à celles que les pays africains pourraient librement et légitimement nouer avec d’autres pays, comme les émergents par exemple. Nous voulons une coopération mutuellement avantageuse pour les parties prenantes et fondée sur la réciprocité, le respect, l'empathie et une égale dignité. Une telle relation présuppose la prise en compte de la profonde aspiration des populations africaines à s'unir autour de leurs intérêts fondamentaux et non sur la base de clivages secondaires portant sur la langue officielle ou le passé colonial, a fortiori la consécration de la résignation face au fait accompli de la balkanisation. Cette exigence d'unité se traduira par de grands projets communs d'infrastructures énergétiques, routières, ferroviaires, hydro-agricoles et d'aménagements de territoires aptes à garantir l'intégration, le développement et la paix dans et entre nos Etats. Les pays amis sont les bienvenus pour nous y aider. L'Afrique unie et réunie est une opportunité géostratégique pour la France en particulier, pour des raisons historiques et géographiques, mais aussi pour tous les pays qui voudraient nouer un partenariat intelligent avec elle. Sur un autre plan, nous souhaitons que les flux migratoires soient gérés, certes avec responsabilité de part et d'autre, mais plus jamais avec des méthodes humiliantes et vexatoires qui n'épargnent ni nos fonctionnaires, ni nos intellectuels, encore moins les artistes et les étudiants à la recherche d'un visa. En somme, l'Afrique appelle à une véritable transformation, une adaptation, une refonte et une refondation de ses relations avec la France et, au-delà, avec l'Europe.
En ce qui concerne le thème des valeurs culturelles, il y a nécessité de faire prévaloir dans nos rapports le principe de l'altérité. En d'autres termes, accepter la différence et respecter l'autre dans ses spécificités, une fois qu'on s'est accordé sur des valeurs universelles partagées par les nations du monde entier. A cet égard, les agressions symboliques et autres blasphèmes ne sauraient s'abriter derrière une quelconque liberté d’expression. Il n’y a qu’à mettre la foi des musulmans au moins sur le même palier de sacralisation que l’holocauste des juifs qui ne souffre en France d’aucun débat contradictoire, ni même d’interrogation critique, sous peine de poursuites judiciaires. Nous rappelons pourtant que de grands esprits, certainement parmi les meilleurs que l’Europe ait produits, tels que Lamartine, Napoléon, Goethe, Victor Hugo, Thomas Carlyle, et j'en passe, ont chanté la gloire de ce Prophète, objet aujourd'hui de caricatures et de films blasphématoires de la part des partisans du choc des civilisations. Nous suggérons modestement à la France, dans la gestion de sa minorité de 10% de musulmans, de s'inspirer du modèle culturel et social sénégalais où la minorité chrétienne de 5% de la population est, pour dire le moins, harmonieusement intégrée, et à tous les niveaux. A notre avis, il est devenu absolument impérieux pour l'Occident et le monde musulman d'établir une « relation nouvelle et apaisée », fondée sur le patrimoine historique qu'ils ont en partage et qui plonge ses racines dans l'époque médiévale et celle de la Renaissance.
Nous ne saurions terminer notre missive, Monsieur le Président, sans saluer à leur juste valeur votre style et celui de votre ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius, qui consistent à parler et à dialoguer avec les forces vives de notre pays comme par exemple la représentation nationale et les acteurs de la société civile dont le segment jeune est incarné au Sénégal par le mouvement « Y en a marre », icône de l’émergence citoyenne qui a écrit ces si belles pages de notre histoire durant la mémorable journée du 23 juin 2011. Pour dire que l'Afrique change, le monde change et que la raison commande de faire avec ce changement ou à défaut le subir car tel est le sens de l'Histoire.
                                                                                                           Souleymane Sall      
                                                                                                           Synergie Tekki , le Mouvement des Cadres de Tekki
                                                                                                           Korbigs@yahoo.fr
 
                                              

Bamba Toure

Mercredi 10 Octobre 2012 22:55

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