Les Ndigël de la Discorde (Par A. Aziz Mbacké Majalis)


Le Calife des mourides vient de rejeter avec fermeté l’ultime tentative du régime sortant d’obtenir son appui officiel pour le second tour des présidentielles 2012. Se conformant ainsi à l’engagement qu’il avait pris de ne jamais céder à une quelconque pression médiatique, politique ou financière. Et de demeurer, durant tout son magistère, au service exclusif de l’Islam et de l’œuvre de Cheikh A. Bamba. Ceci, au moment où la polémique sur les récents « Ndigël politiques » et sur l’engagement controversé d’autres religieux fait rageusement débat dans le pays. Une telle dichotomie et différence d’approches au sein du Mouridisme méritent, à notre avis, d’être mieux analysées. Au regard surtout des valeurs et principes du Mouridisme, tels qu’explicités par son fondateur dans ses écrits et sa biographie, du véritable sens du Ndigël et des évolutions historiques de cette communauté, notamment ses rapports avec la chose politique. Afin de mieux appréhender, à partir de ces normes, la signification et la portée à donner à ces Ndigël du second tour.


Sens et Portée du Ndigël dans le Mouridisme
 

Le concept de Ndigël, tel que rappelé dans nos récentes contributions, trouve ses fondements doctrinaux dans les principes même de l’Islam, qui a toujours magnifié l’obéissance « à Dieu, au Messager et [aux dirigeants] qui détiennent l’Autorité (Amr, traduction de Ndigël).» (Coran 4:59). Le Mouridisme, dans ses principes constitutifs, n’a fait, en quelque sorte, que revivifier, bien que dans un contexte différent, cette tradition de l’autorité islamique. Notamment à travers les modalités des relations Maître/Disciple hérités du soufisme et l’importance de la dimension politique, au sens noble, du projet de société de Cheikh A. Bamba. Projet qui, il ne faut pas l’oublier, intégrait l’ambition de bâtir une cité authentiquement islamique (Darul Islam) dans l’espace public. Le Ndigël fut ainsi au cœur de l’entreprise de rénovation (Tajdîd) religieuse, culturelle, éducative, sociale, économique, urbaine etc. des mourides. A travers les différents califes et les autres leaders, le Ndigël fut utilisé selon les besoins de la « Cité de l’Islam » projetée par Cheikh A. Bamba et selon les priorités spécifiques imposées par le contexte. Ceci, pour éduquer et orienter les disciples (« Ndigël éducatif »), interdire certaines pratiques jugées nuisibles dans la cité et à la morale (« Ndigël cultuel »), cultiver leur sens de l’unité et de la fraternité (« Ndigël social »), les inciter au travail (« Ndigël économique/éducatif »), bâtir des mosquées, implanter des villages et des daaras (« Ndigël scientifique »), organiser les mourides et la ville de Touba (« Ndigël organisationnel »), encadrer la diaspora etc.
 

Selon cette perspective plus globale que nous avons mise en évidence, l’usage transitoire et contextuel du « Ndigël politique » ne s’explique, d’après nous, que par rapport à un contexte spécifique justifié par les relations que la communauté mouride, dont les califes représentaient les intérêts, entretenait avec les hommes politiques s’engageant, à cette époque, à les assister dans leurs projets (mosquée, infrastructures etc.). Cette vision que nous avons qualifiée dans nos recherches de « corporative » faisait donc, de facto, des confréries des sortes de « syndicats religieux indigènes » dont les chefs religieux représentaient en quelque sorte les leaders naturels, dépositaires de la compétence du « mot d’ordre » (ou Ndigël) destiné à la mobilisation générale pour défendre les intérêts collectifs. Démarche qui s’accorde parfaitement, sous certains rapports, au système de lobbying anglo-saxon tout en contredisant, en principe du moins, la perspective jacobine ou rousseauiste que notre pays a héritée de la France et qui a depuis toujours posé des problèmes dans les relations politico-religieuses au Sénégal. Surtout en y intégrant sa dimension laïciste aggravante. Rappels nous paraissant d’autant plus utiles qu’ils permettent de ne pas tomber dans le piège assez subtil des adversaires actuels du Ndigël : conception individualiste, ultra-libertaire ou libertine des droits et des rapports sociaux consubstantiels au système de pensée matérialiste occidentale, contestation systématique de l’autorité  (le sens de l’autorité et de l’unité ayant toujours été à la base de la pérennité et de la force du Mouridisme), orienter l’histoire dans le sens de leur idéologie et de leurs seuls intérêts sous couvert d’un combat entre la « conscience citoyenne » et « l’obscurantisme religieux », de Dieu contre le « peuple » etc.


Les Ndigël de la Concorde
 

De par ses prises de positions, Cheikh Sidy Mukhtar, actuel Calife des mourides, nous semble s’être inscrit dans la perspective orthodoxe du Ndigël de ses prédécesseurs. Contrairement à celle d’autres religieux aspirant visiblement l’utiliser à des fins plus équivoques. Il suffit en effet de rappeler certains actes majeurs que le Calife a posés durant son magistère pour s’en convaincre. L’un des premiers Ndigël qu’il a adressés aux mourides dès son avènement, l’on s’en souvient, fut de cultiver la fraternité et la concorde avec leurs autres frères musulmans, surtout ceux appartenant à d’autres confréries. Et d’éviter ainsi tout acte ou propos de nature à créer la division et l’hostilité entre eux. L’un des effets de ce « Ndigël de l’unité », qu’assez étrangement aucun des « analystes du Ndigël » ne relève dans les débats télévisés, est d’avoir apaisé la scène politico-religieuse du pays et contribué à court-circuiter, en désamorçant avant l’heure la bombe de la zawiya, les germes de confrontation inter-confrérique semés par l’attitude irresponsable des politiciens, n’hésitant pas à manipuler la fibre religieuse et les grands équilibres sociaux de la nation.  Si ces équilibres, gages de la stabilité nationale, ont pu jusqu’ici être préservés, en dépit des assauts dont ils ont pu être régulièrement l’objet, c’est en grande partie due à l’attitude responsable des guides comme Serigne Cheikh Maty Lèye, s’inscrivant sur les traces d’illustres devanciers comme Serigne Saliou Mbacké, Mame Abdou Aziz Dabakh etc.. Attitudes qui n’ont pu s’avérer efficaces que grâce au respect de l’autorité et de la relative homogénéité des références caractérisant le peuple profond.
 

Un autre Ndigël, que les nombreux analystes fustigeant le « mutisme des religieux » ne mentionnent presque jamais, est sa directive sur les questions politiques, plus particulièrement sur la compétition électorale. Lors de ses adresses préélectorales, comme son dernier sermon de Tabaski (Novembre 2011) ou son discours de Magal, le Calife enjoignit à plusieurs reprises les futurs protagonistes de concourir dans la paix : « J’exhorte l’ensemble des acteurs politiques à éviter tout comportement ou propos de nature à exacerber les tensions et à susciter l’instabilité. En privilégiant notamment l’intérêt du pays et celui du peuple, et non leurs intérêts personnels et ceux de leur camp. En se rappelant également qu’une crise majeure dans le pays n’épargnera personne ; nul n’en maîtrisant en réalité les limites, même ses initiateurs. » Cette position, maintes fois réaffirmée, devint même plus tranchée avec son communiqué faisant suite à la décision du Conseil Constitutionnel et avec sa sortie personnelle sur les médias pour donner aux disciples un Ndigël de retenue et de comportement civique (« yar ak teggiin ») pour enrayer les germes d’instabilité faisant alors jour. A l’analyse, il ne nous semble nullement exagéré de penser que cette prise de position ouverte et ce parti pris déterminé pour la tenue d’élections transparentes et le respect des institutions (même imparfaites) pour résoudre la crise, ont joué un rôle symbolique majeur dans la légitimation morale de l’opposition pro campagne, dans l’impasse à laquelle se heurtèrent les « place-de-l’indépendantistes » (dont le combat constitutionnel fut même perçu comme rebelle au Ndigël et condamné par beaucoup) et le choix du peuple de se conformer à cette ligne non-violente plus conforme à sa culture. L’un des candidats victorieux de cette étape critique n’a-t-il pas affirmé avoir choisi cette option pacifique en conformité avec le Ndigël du Calife ? En donnant dès le début de la crise du premier tour un Ndigël d’apaisement et de respect du verdict des urnes, Cheikh Sidy Mukhtar n’est-il pas l’un des acteurs symboliques de cette victoire du peuple ? Sa sagesse et sa retenue ne l’ont-elles pas emporté sur les déchaînements de passion et les pressions médiatiques qui eurent même raison de certains religieux s’étant un peu trop vite immiscés dans la polémique sur la candidature ? A l’aune de la tournure pacifique du scrutin de février, qui défendit mieux le « peuple » que lui, qui prêcha, dès la première victime, un arrêt des violences qui, unanimement respecté, aurait pu éviter au peuple bien des morts innocentes et inutiles ?  Pourquoi les nombreux « politologues » qui s’insurgent quotidiennement sur le « mutisme des religieux » et sur leurs responsabilités dans les crises du pays ne daignent-ils jamais prendre en compte ces éléments d’analyse ? Simplement à cause de leur parti pris définitif pour l’affaiblissement du facteur religieux dans la République, selon le paradigme de la laïcité extrémiste à la française qu’ils aspirent imposer, sous le manteau de la conscience citoyenne et du combat contre les religieux immoraux. Ainsi nous parait-il essentiel de ne pas tomber dans le piège de la réfutation absolue du Ndigël dans lequel ces derniers aspirent attirer certains « Nouveaux Types de Mourides » (NTM), dont la communauté et les valeurs morales de base se trouveraient ainsi phagocytées dans le bouillon d’une citoyenneté concoctée en réalité avec les condiments de la révolution de 1789, assaisonnée du sang de la religion guillotinée. Que deviendra le Sénégal si, conformément à leurs schémas, l’autorité des religieux disparaissait complètement, si l’on sait que ce sont paradoxalement ces mêmes adversaires du Ndigël qui sont les premiers à réclamer leur intervention, comme derniers recours, en cas de crises politiques majeures dans le pays ? Si le Sénégal ne s’est pas encore enflammé comme d’autres pays africains, n’est-ce point en grande partie du à ce « contrat social » base de l’exception politico-confrérique sénégalaise ? Paradigme justifiant d’ailleurs les analyses incantatoires des Cassandres de la fin programmée du Ndigël en 2000, qui se heurtèrent jusqu’ici à la stature de guides religieux de valeur. A l’instar de Cheikh Saliou Mbacké qui, en dehors même de tout Ndigël explicite, impacta, selon curieusement ces mêmes « politologues », indirectement sur le scrutin de 2007, et dont le défaut de soutien à l’ancien régime facilita largement sa chute. Même si d’autres religieux de moindre envergure (sur lesquels leurs analyses préférèrent se focaliser) s’étaient indûment arrogés une prérogative qui leur fut fatale. Ne risque-t-il pas d’en être de même douze ans plus tard et de donner une fois de plus l’occasion aux militants anti-Ndigël de claironner triomphalement son inefficacité (en amalgamant sciemment tous les Ndigël, même ceux des prêtres chrétiens) ? Alors que, dans l’histoire du Mouridisme (seule communauté, en réalité, dont la structure idéologique permet à ce concept d’être pleinement opératoire), il n’est jamais arrivé qu’un calife général donne une consigne de vote engageant tous les mourides qui ne se soit traduit par la victoire de son candidat. Il y a donc Ndigël et Ndigël.


Face aux Ndigël de la Discorde
 

Le Mouridisme, comme toutes les voies au monde, a toujours compté en son sein des tendances et des démarches ne s’accordant nullement avec la ligne authentique tracée par son fondateur. En effet, sachant qu’il a toujours existé et existera toujours, dans toute société humaine, des « brebis galeuses » qui n’hésitent pas, par ignorance, par laxisme ou par simple immoralité, à usurper indûment les valeurs partagées pour des intérêts purement égocentriques contraires à ces mêmes valeurs, il s’avère souvent très ardu et assez malaisé, pour les théoriciens du moins, de révéler aux observateurs profanes ou hostiles les véritables principes fondateurs, en les dissociant de l’ivraie des inconduites et des dérives particulières. Ainsi la pratique quotidienne, du moins telle qu’elle est quotidiennement répercutée dans nos médias, démontre qu’aujourd’hui les anti-modèles du Mouridisme s’exposent (ou « communiquent ») mieux que les véritables modèles du Mouridisme, qu’ils dominent largement par leur capacité de communication, leur audace et leur aplomb à occuper les vides que l’absence de recherche sérieuse et de clarification ont laissés béants dans l’esprit du peuple sénégalais.
 

Toutefois, au-delà des effets induits par ces phénomènes, il nous semble important de rappeler que le Ndigël n’a jamais été une panacée dans l’histoire du Mouridisme. Contrairement à l’image d’Épinal que l’on tend souvent à s’en faire et voulant que le Ndigël fut strictement et unanimement suivi dans le passé (les anciens disciples étant supposés moins éclairés et moins critiques que nous) et soit actuellement en perte de vitesse du seul fait de la nouvelle « conscience citoyenne ». Le fait est que le rapport global des mourides au Ndigël a souvent évolué à travers l’histoire, selon le charisme et la stature spirituelle des leaders du moment, la nature du contexte et des crises du Mouridisme, certaines divergences de vue ou d’intérêts et les perceptions majoritaires du peuple mouride, qui, il faut le savoir, a toujours eu ses « rebelles » n’hésitant pas à le contester. A titre d’exemple, le premier calife, Cheikh Mouhamadou Moustapha, dut faire face, à ses débuts surtout, à de fortes oppositions d’une frange très significative de la communauté mouride qui contestait son autorité et sa légitimité, jusqu’à récuser son Ndigël d’édification de la grande mosquée de Touba pourtant ordonnée par le Cheikh. Ce ne fut qu’à la fin de sa vie qu’un large consensus se fit autour de sa personne et de son « Ndigël pour l’unité ». Surtout après avoir brillamment fait ses preuves dans un contexte extrêmement difficile de crise des années trente, de seconde guerre mondiale etc. Serigne Falilou, son successeur et second calife, eut également à faire face à des oppositions internes de moindre envergure, avec son soutien à Senghor, se traduisant par de graves incidents à caractère politique qu’il réussit finalement à surmonter. De même que, plus récemment, Cheikh Abdoul Ahad, dont le Ndigël politique de 1988 en faveur de Abdou Diouf créa de profondes incompréhensions au sein de la communauté mouride. Ses Ndigël cultuels et sociaux précédents portant sur l’interdiction à Touba du tabac, de l’alcool, de la contrebande et des activités publiques contraires à l’Islam avaient également fait l’objet de fortes résistances en leurs temps. Ainsi, loin d’être toujours unilatéral et monofocal, le Ndigël fut depuis toujours à la fois la source et le résultat de dynamiques sociales fortes et assez complexes, souvent négociées ou éclatées, au niveau de la communauté mouride et de sa hiérarchie, qui possèdent leurs propres garde-fous, leurs « contre-pouvoirs » et canaux d’influence internes. Canaux intervenant grâce à la tradition de la « Shûra » (devoir de consultation imposé au Prophète) qui a toujours obligé les différents califes à recueillir les avis de leur entourage (surtout leurs frères) et des autres dignitaires mourides avant toute décision majeure engageant toute la communauté. Et même si, pour l’essentiel, l’autorité centrale qu’incarne cette notion de Ndigël s’est raffermie dans le temps et stabilisée, elle a toujours posé et continue de poser encore des problèmes. Surtout dans le domaine politique où le Ndigël fait l’objet de convoitises de différents acteurs : hommes politiques en quête de suffrage et de soutien de l’électorat mouride n’hésitant pas ainsi à tenter de le manipuler, acteurs religieux secondaires, surtout médiatiques, utilisant l’arme du Ndigël comme joker dans leur stratégie de positionnement politique, en tant que grands électeurs, contribuant à l’érosion et à l’éclatement de sa symbolique centrifuge etc. Remettant ainsi de plus en plus en cause sa pérennité, du moins dans sa forme passée, surtout à l’aune des évolutions du monde moderne dominé par la perspective matérialiste occidentale qui, au-delà de ce concept, tend de plus en plus à remettre en cause les Ndigël émanant directement de Dieu Lui-même…
 

En effet, il est intéressant de relever que l’utilisation actuelle  du Ndigël politique par certains acteurs religieux, analysé selon la ligne doctrinale mouride, nous semble contredire son esprit, aussi bien dans le fond que dans la forme. Dans le fond, le Ndigël politique ne s’est avéré efficace et utile que lorsqu’il demeura une prérogative du chef suprême des mourides qui, en principe, ne l’utilise que pour l’intérêt général de la communauté et de l’Islam. Si Serigne Falilou ou Cheikh Abdoul Ahad ont donné des Ndigël en faveur de Senghor ou de Abdou Diouf, ce ne fut que par rapport au profit que ces Ndigël pouvaient générer pour la cause de l’Islam et pour la communauté dont ils présidaient aux destinées, mais nullement pour des intérêts individuels. Ce qui nous semble loin d’être le cas dans les motivations des récents Ndigël (à défaut d’une meilleure visibilité sur leur véritable nature), surtout si l’on sait que leurs auteurs ne sont nullement censés représenter les intérêts de tous les mourides.
 

Dans la forme, bien que tout leader religieux ait le droit d’indiquer à ses partisans ou disciples ses options et orientations, sous la forme d’un « Ndigël particulier », celui-ci est toutefois tenu de s’inscrire dans un cadre moral et communautaire beaucoup plus large, relevant souvent de la hiérarchie supérieure et du consensus, qui intègre des considérations beaucoup plus élargies et un intérêt dépassant les seuls disciples de ce guide. A titre d’exemple, ce n’est pas parce qu’un ministre a la compétence d’émettre des directives et des règlements particuliers qu’il doit se permettre de sortir du cadre constitutionnel qui englobe et donne même la légitimité aux dits règlements. Ce n’est pas non plus parce qu’un locataire dispose de la parfaite latitude de gérer son appartement selon ses goûts et ses choix de vie qu’il doit se permettre de ne pas tenir compte des normes réglementant l’immeuble dans lequel il habite et de s’autoriser à modifier la disposition des murs. Doit-on permettre à tout chef de régiment de donner à ses troupes des ordres remettant en cause l’unité avec les autres troupes militaires et l’esprit du code des armées ? Que se passera-t-il si tous les leaders du Mouridisme, sous des prétextes mystiques se fondant sur leurs faveurs spirituelles, prenaient chacun la liberté d’exprimer publiquement leurs choix électoraux, donnaient des consignes contradictoires dans les médias et jetaient sur le terrain politique leurs disciples-militants sans aucune retenue ? Est-ce parce qu’un chef de service peut manager son département selon les objectifs sectoriels lui étant assignés qu’il s’autorise à passer outre les objectifs globaux définis par le Conseil d’administration ?
 

Car l’un des objectifs globaux les plus importants du Mouridisme auquel le Ndigël a toujours contribué fut justement de consolider l’autorité unifiée de sa hiérarchie, gage de son unité, de sa pérennité et de sa force. C’est, entre autres, le souci de Serigne Saliou de préserver l’unité des mourides et de ne pas la mettre à l’épreuve pour de simples considérations partisanes qu’il avait choisi de ne pas prendre ouvertement position pour un camp politique donné, en dépit de ses options personnelles : « Quels que soient les partisans ou les camps politiques qui me rendent visite, l’on y retrouve infailliblement une grande partie de mes disciples qui en composent même souvent l’essentiel. Ce qui fait que j’y compte en général plus de fidèles que quiconque d’autres. A telle enseigne que je considère chaque camp politique comme ma propre famille. » Cette position de Serigne Saliou s’inscrit en droite ligne de son rôle unificateur, illustrée par la prière, tirée d’un vers de Cheikh A. Bamba, qu’il avait usage de réciter fréquemment en public : « O mon Seigneur ! Sauvegarde l’ensemble des mourides dans Ta Forteresse imprenable et préserve leur unité…» L’expansion du Mouridisme et sa forte progression numérique actuelle rendent ainsi, à notre avis, toute prise de position partisane de sa hiérarchie inutile et même très dangereuse pour l’unité des mourides et de toute la nation. En effet, du fait qu’un grand nombre de chefs de partis actuels, d’acteurs politiques indépendants ou non, appartiennent à la même communauté dont ils partagent les idéaux et les espérances, prendre publiquement position pour un camp au détriment des autres, surtout à partir de critères non unanimement partagés et compris, risquera de plus en plus de susciter, comme dans le passé, d’inutiles velléités de contestation interne dont l’autorité califale n’a nulle besoin. Surtout dans le contexte actuel de transition très délicat de l’ère dite « des petits-fils » marquée, comme toutes les phases de transition, par une réinterrogation profonde des schèmes de pensée antérieurs, notamment sur la légitimité de l’autorité traditionnelle, sa nature, ses formes etc. dans un contexte de globalisation sécularisatrice. Même si cette stature plus médiatrice que partisane de la hiérarchie mouride ne devrait nullement, en pratique, contredire la possibilité pour elle, en cas de besoin et d’urgence, de s’engager clairement et sans aucune ambiguïté pour un camp politique dans certaines situations exceptionnelles mettant en jeu de façon fondamentale les principes religieux et les intérêts de leur communauté. Conformément à la réserve précisée par Serigne Saliou sur sa neutralité politique : « Ma position de neutralité actuelle ne pourrait varier que si des circonstances particulièrement exceptionnelles l’exigent. » Car, pour nous, l’impartialité et le sens de la conciliation ne signifient pas nécessairement céder à un angélisme béat, vers lequel d’ailleurs les acteurs laïcisants semblent aujourd’hui orienter habilement les religieux, consistant à ne prendre aucune part active à la marche du pays et à se contenter d’avaliser passivement les desiderata d’autres forces se disant « républicaines » (ce qui n’est, d’après nous, qu’un ultime piège tendu à la religion par des lobbies ou entités désireuses de ne plus être concurrencées dans la définition des destinées de notre nation). Si des partis politiques, des leaders d’opinion, des acteurs médiatiques, des chroniqueurs, des associations religieuses etc. ne se gênent nullement de nos jours pour donner des consignes de vote à leurs partisans, fans et adeptes, généralement pour des causes ou des intérêts spécifiques, nous ne voyons nullement la pertinence d’en contester la légitimité, sur le plan du principe du moins, aux acteurs qui représentent les valeurs morales et religieuses…


Vers un référendum du Mouridisme ?
 

Un autre élément remettant en cause, à notre avis, la validité des récents Ndigël politiques est qu’ils ignorent totalement la posture de neutralité affichée par le Calife actuel, dont ils ne semblent nullement tenir compte des orientations. Atteinte au code de conduite mouride d’autant plus grave que, dans le Mouridisme, toute autorité acquise sur un segment de la communauté suppose théoriquement le consentement de son détenteur à la tutelle d’une autorité supérieure. Ce, jusqu’au sommet de la pyramide, supposée également se soumettre aux principes édictés par le Seigneur et conformes aux orientations de Cheikh A. Bamba. Le fait est que, non seulement les auteurs de ces Ndigël, en utilisant de façon massive les médias, usurpent de facto l’autorité califale, mais n’ont même pas jugé plus judicieux de s’engager plutôt à exécuter les récents Ndigël que celle-ci avait pourtant émis. Alors que l’un des rôles primordiaux des « cheikhs » dans la voie mouride fut de représenter l’autorité supérieure, en s’attachant surtout à décentraliser dans les sphères inférieures ses orientations. A moins que les prétentions mystiques de ces cheikhs ne les incitent au déni d’autorité… Autrement, pourquoi aucun de ces cheikhs n’a-t-il jugé utile de faire une sortie sur les médias pour encourager ses disciples à contribuer au projet de construction de la mosquée de Dakar, selon le « Ndigël cultuel » récemment donné par le Calife qui, de façon très significative, il convient de le noter, a choisi de ne lancer que ce Ndigël durant la campagne électorale ? Les marches organisées en faveur des hommes politiques et les mobilisations massives des disciples de Cheikh A. Bamba n’auraient-elles pas été plus judicieuses pour construire cette mosquée ou même exécuter le récent Ndigël agricole donné par le Calife pour inciter les mourides à préparer l’hivernage ? Ceci, conformément aux fondements du Mouridisme, se résumant au célèbre triptyque rappelé par le Calife lors du sermon de Tabaski précité : « J’exhorte tous les mourides de s’attacher fermement aux enseignements de Cheikh A. Bamba. Ces principes auxquels lui-même se conformait, qu’il inculqua à ses propres disciples et qu’il nous légua dans des écrits sans équivoque pour l’éternité. Principes consistant à la quête du savoir, à l’adoration de Dieu et au culte du travail, dans le respect des règles de bienséance et de politesse. » Est-il conforme aux règles de politesse mourides (adab ou « teggiin » ou « ag taalibe ») et aux principes de non-violence enseignés par Cheikh A. Bamba de transformer nos disciples en milices armées, brandissant, au lieu des milliers de qasidas et d’ouvrages scientifiques qu’il eut à composer toute sa vie, des gourdins et des torches destinées à enflammer toute velléité à défendre la vérité pour laquelle le Serviteur du Prophète a si âprement combattu ? Qu’arrivera-t-il si, comme nous y a habitué la scène politique sénégalaise, ces disciples se trouvent impliqués dans des violences résultant en morts d’homme et en émeutes ? Pourquoi les auteurs des Ndigël politiques n’ont-ils pas, avant de réclamer l’obéissance d’autres disciples, eux-mêmes obéi les premiers au Ndigël public du Calife interdisant désormais à quiconque de parler, sans son aval, au nom de la communauté mouride ? Les donneurs de consigne ne sont-ils pas les premiers à déroger à ce rappel solennel et les premiers transgresseurs du Ndigël ? Comment les suivre dans ce cas ? A-t-on jamais entendu Serigne Saliou, durant les magistères de ses prédécesseurs (de 1927 à 1991), prendre la liberté de se prononcer urbi et orbi sur des questions engageant toute la communauté, sans prendre en compte la position de ces derniers ?

Tout ceci pour dire que le second tour des présidentielles est entrain, de façon assez inattendue, de se transformer en un référendum inédit au sein même du Mouridisme : voter pour ou contre la discorde et l’affaiblissement de l’autorité califale. La Voie du Mouridisme est décidément impénétrable…
 

Par A. Aziz Mbacké Majalis,
Concepteur du Projet Majalis.org, chercheur sur le Mouridisme, auteur de « KHIDMA : La Vision Politique de Cheikh A. Bamba (Essai sur les Relations entre les Mourides et le Pouvoir Politique au Sénégal) »


Bamba Toure

Mercredi 21 Mars 2012 11:15

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