"Madame le Juge. Je viens par la présente vous faire part du cas de mon fils Mohamed Merah. En effet, suite à ma demande et à votre décision, mon ex-mari M. Mohamed Merah a eu la garde définitive de notre fils. Malheureusement, (...) celui-ci (...) s'est échappé de chez son père pour revenir à mon domicile, nous a agressées physiquement, sa sœur et moi, et [mis] mon appartement dans tous les sens (...). Son éducateur m'a soutenu qu'il ne pouvait rien faire pour lui et qu'aucune institution ne lui est adaptée. (...) La violence de mon fils est telle que je me trouve dans l'incapacité d'y faire face. En plus de son agressivité, son discours est la 'mort'. Madame le Juge, je fais (...) appel à votre aide [pour trouver] une solution qui (...) rétablir[a] en lui des notions de limites et de cadres (...). Veuillez agréer, Madame le Juge, l'expression de mes salutations distinguées."
Ce manuscrit n'est qu'une feuille parmi d'autres glissées par centaines dans le dossier d'instruction de l'affaire Merah. S'y trouvent aussi des notes d'éducateurs, des rapports d'assistantes sociales, des expertises de psychologues. Tous ces documents racontent l'histoire d'une famille et témoignent du climat de violence et du manque d'amour dans lequel le tueur au scooter a grandi. Ce père absent, dont il est le treizième enfant, retourné en son pays, l'Algérie, une fois la retraite venue. Cette mère battue par son mari, terrorisée par son cadet, Abdelkader, qui n'a pas eu l'énergie, pas trouvé les ressources pour sortir son petit dernier, Mohamed, de la spirale infernale. L'environnement familial n'explique pas tout. Les quartiers déshérités de la Ville rose non plus. C'est aussi ça l'histoire de Mohamed Merah : la quête incessante d'un gamin qui n'a jamais trouvé ses repères.
PREMIÈRE FUGUE À 4 ANS
Son père est arrivé en France au milieu des années 1960. A cette époque, le pays n'était qu'un vaste chantier et les hommes par milliers traversaient la Méditerranée pour aider à la reconstruction. Là où la main-d'œuvre manquait, des immigrés posaient leur sac. Mohamed Merah s'arrête à Bourges, dans une fonderie de matériel agricole. Puis ce sera Toulouse, et les fours à biscottes de l'usine Paré, l'ancêtre des pains grillés Heudebert. Le soir, dans les foyers de travailleurs, des hommes s'ennuient de leur femme restée au pays et de ces petits qui grandissent sans eux. Mohamed Merah a sept enfants de son premier mariage avec Fatma. Viendront six autres (l'une ne vivra pas) de sa seconde épouse, Zoulikha, une jolie brune de quinze ans sa cadette, qu'il épouse non loin d'Alger, un vendredi de janvier 1975.
De la France, Zoulikha n'aura longtemps pour image que l'aéroport de Blagnac et cet alignement de barres de béton où son mari s'est installé, au sud de Toulouse. Elle le rejoint au printemps 1981, Abdelghani et Souad dans les bras et alors qu'elle attend un nouvel enfant. La jeune femme n'a pas de diplôme, n'est même jamais allée à l'école, mais trouvera bien quelques ménages, pense-t-elle. Aïcha naît six mois plus tard. La famille s'agrandit encore l'année suivante avec la naissance d'Abdelkader. L'appartement est vaste, garçons et filles ont chacun leur chambre. Leurs rires résonnent dans les coursives de ces longs immeubles balayées par les courants d'air.
Dans le huis clos familial, l'ambiance est plus lourde. Les journées à l'usine sont épuisantes, les 2 300 francs mensuels n'autorisent aucun extra. Certains soirs, des pleurs s'élèvent de la chambre des parents. Des cris parfois. Les enfants sont témoins de violentes disputes. Dix ans après son arrivée en France, Zoulikha fuira les coups de ce mari brutal. Le divorce des époux est prononcé en 1993. Entre-temps, un petit dernier avait vu le jour, en octobre 1988. On lui donnera le prénom du père. Mohamed Merah n'a pas 4 ans lorsque ses parents se séparent. C'est à cette époque qu'il fugue pour la première fois. "Il attendait que tout le monde dorme pour sortir seul dans la rue, la nuit, pour faire comme les plus grands", relate en 2002 une psychologue expert de la cour d'appel de Toulouse. A "7 ans, il parlait d'un homme qui parlait dans sa tête", confiera plus tard sa mère aux policiers.
ABDELKADER, LE GRAND-FRÈRE EN CRISE
Zoulikha - redevenue Aziri - ne travaille pas et vit des 1 000 francs de pension versés par son mari. Elle se retrouve seule pour élever cinq enfants dans un pays dont elle parle mal la langue. Les aînés quittent la maison rapidement. Restent Aïcha et les deux derniers, Abdelkader et Mohamed, sur lesquels elle perd vite toute autorité. Les garçons adoptent les lois de la cité. Abdelkader a 13 ans lorsqu'un premier signalement est fait au juge. Il sort beaucoup, rentre tard le soir et s'oppose durement à sa mère. Dans le quartier des Izards, où ils vivent alors, les frères Merah sont connus pour de menus larcins, espaces verts saccagés, vitres brisées. Zoulikha Aziri s'inquiète pour son petit dernier, qui a déjà redoublé son CP, a été placé en foyer et dont "le seul exemple masculin à la maison", note un rapport de l'aide sociale à l'enfance, est son grand frère Abdelkader.
L'année 2000 marque un tournant. Mohamed fait son entrée en 6e, à Bellefontaine, le collège du quartier. Les résultats du premier trimestre sont plutôt bons : 15,5 en anglais, 14,5 en histoire-géo, 12,5 en maths, 13,75 en rédaction. Il excelle en arts plastiques (17). Le comportement en revanche est "trop souvent inadmissible". Mohamed "aimerait que sa mère puisse lui consacrer plus de temps et d'attention, explique une assistante sociale, [mais] il pense qu'[elle] est trop occupée par Abdelkader pour s'occuper de lui".
"Kader", c'est ainsi qu'on l'appelle dans le quartier, la terrorise et impose sa loi à la maison. Il ramène un pitbull. Elle ne peut rien dire. La chienne saccage tout, déchiquette les cahiers de Mohamed. Les colères d'Abdelkader contre sa mère sont "particulièrement violentes". Un jour qu'elle rentre d'une visite chez une amie, elle découvre Mohamed en sang. "Il avait été mordu à la cuisse et à la poitrine par l'un des pitbulls de son frère", précisent les services sociaux. "Madame a tenté de demander des explications à son fils aîné. Celui-ci est entré en crise et a donné trois coups de pied violents dans le dos de Mohamed."
Pendant des jours, Zoulikha Aziri n'osera pas rentrer chez elle. Alors Mohamed dort chez Souad, sa sœur aînée, dont l'appartement servira souvent de refuge. L'alerte sera donnée par le collège, le 6 février 2001. Mohamed, "un enfant particulièrement doué (...) est en danger grave ainsi que sa mère, écrit la principale au procureur. Il est urgent (...) d'intervenir dans le milieu familial afin de rétablir le calme. Mohamed risque de se transformer en adolescent dangereux au vu de ses capacités intellectuelles." "La maman est recueillie par une voisine. Mohamed est le seul à pouvoir entrer dans l'appartement quand son frère y est. Il est totalement soumis à [ce dernier]." Le jour où l'assistante sociale a poussé la porte des Merah, elle a découvert un "appartement (...) complètement dévasté : tapisserie arrachée, meubles détruits. Les seules pièces habitables étaient la cuisine, la chambre de Mohamed et celle de sa mère".
À SON TOUR, IL LÈVE LA MAIN SUR SA MÈRE
Dans ce vaste chaos, les cours deviennent accessoires. Les rares apparitions de Mohamed au collège riment avec "incidents", "menace de mort", "exclusion ". Les services sociaux qui continuent de suivre la famille s'inquiètent de cet enfant sans "aucun repère", "dont personne [ne] se soucie" et "qui évolue au milieu d'un grand vide affectif". "Il ne sait pas où aller après le collège (...). Le soir, il reste donc dans le quartier de Bellefontaine, où il retrouve des copains." Les vacances d'été approchent. "Mohamed va se retrouver deux mois sans activité."
Zoulikha Aziri espérait secrètement que la situation s'arrangerait à la rentrée de septembre. Abdelkader a pris un appartement, Mohamed passe en 5e. Mais son petit dernier marche dans les pas de ce frère Kader, dans lequel il cherchera toute sa vie un "modèle masculin à qui s'identifier". Comme lui, il passe les soirées dehors, se couche au petit matin. A son tour, il lève la main sur sa mère, dont il refuse l'autorité. "Il me frappait, me mordait, vidait tout le frigo par terre, cassait tout (...). Je ne peux pas lui parler méchamment, sinon il s'échappe ou alors il m'insulte devant tout le monde, et j'ai honte", confie Zoulikha Aziri à cette même psychologue de la cour d'appel de Toulouse en 2002.
L'idée d'un placement en foyer fait son chemin - "dans trois mois, ce sera probablement déjà trop tard", prévient une psychologue. Les éducateurs envisagent cette solution avec prudence, Mohamed la vivrait comme un nouvel abandon. Un autre signalement du collège précipitera les choses. Un vendredi matin de janvier 2002, Zoulikha Aziri est arrivée avec des marques au visage et des traces de morsures sur les bras. Son fils l'a frappée toute la nuit.
PLACEMENT EN FOYER
Quinze jours plus tôt, elle avait déjà reçu des coups de balai et des pierres au visage. Mohamed est placé en urgence en foyer. La semaine suivante, lorsque le garçon entend sa mère hésiter à l'idée de le récupérer dès le samedi, il entre dans une colère noire, menace de se suicider. "Le juge avait dit que je pourrais aller chez moi le week-end. Ma mère m'a dit quelque chose et ça m'a énervé, explique-t-il aux policiers qui l'interrogent pour le coup-de-poing lancé en pleine figure à l'assistante sociale (...). Je suis énervé aussi parce que tout le temps je suis placé. (...) Je suis dégoûté d'être dans un foyer."
Les éducateurs du foyer en question vivent un enfer. "Il injurie, insulte les filles, (...) qui nous demandent de les protéger et de fermer leur chambre à clé, rapporte le chef de service. Chaque jour, nous devons intervenir pour une dégradation, un vol, un conflit, une agression dont Mohamed est l'auteur." Il faudrait un adulte à temps plein pour s'occuper de cet enfant, mais il refuse autant d'être soumis à "l'autorité des adultes" qu'il réclame sans cesse leur affection. Un jour, lors d'un séjour au ski dans les Hautes-Pyrénées, il monte sur le toit du centre. Il va en finir, prévient-il. Les éducateurs ne comptent plus ses menaces de suicide, pas davantage ses fugues, "qui, toutes, le conduisent chez sa mère et dont il revient soit par les services de police, soit par ses propres moyens".
Cette tentative de placement sera suivie de beaucoup d'autres, toutes restées sans effet. Sur ces dizaines de rapports accumulés par le juge pour enfants de Toulouse, on lit le désarroi de professionnels. Ils y décrivent une famille en détresse, un jeune homme incontrôlable qui balance des jardinières dans les halls des foyers, agresse les filles qui fument.
Cet adolescent mû par un sentiment "de toute-puissance" est aussi "un grand enfant sollicitant sans cesse les éducateurs", qui à 14 ans a des dents de SDF, "ne semble pas avoir intégré des acquis de base [comme] se nourrir, rester à table, faire sa toilette, se coucher le soir", se saoule de jeux vidéo et éprouve le besoin constant d'appeler "sa mère au téléphone". Un seul être trouve grâce à ses yeux : Luna, la chienne pitbull de son frère, à qui il a construit une niche. "J'ai une vie de merde, je vais tout le temps dans un foyer, j'ai pas de collège", résume-t-il d'une phrase.
"IL SAVAIT DÉMONTER UN SCOOTER COMME UN FOU"
Alors que faire ? Que faire de cet enfant "intelligent et extrêmement réactif", "constamment en éveil et agité", "angoissé", qui a une "extrême difficulté à reconnaître l'adulte" ? Existe-t-il au moins une solution ? L'éloigner du quartier, de sa famille ? Invariablement, il y retourne. Les parents sont démunis. Il terrorise sa mère, laquelle a par ailleurs d'autres soucis. Son propriétaire menace de l'expulser, l'une de ses filles a tenté de se suicider, ses deux autres garçons ne se supportent pas. De rage, Abdelkader a poignardé son aîné, resté plusieurs jours dans le coma.
Quant au père, il sort de trois ans de prison pour trafic de drogue. Il a bien proposé d'héberger Mohamed dès qu'il a retrouvé un appartement, mais il jettera l'éponge au bout de quelques mois, excédé par ce gamin qui n'obéit pas et le harcèle pour avoir un scooter, de nouvelles baskets. "Sale dealer, (...) t'es pas mon père, laisse-moi, je m'en fous de toi !", lui crache son fils en retour.
Cette longue litanie de tempêtes et de tourments ne connaît que de rares moments d'accalmie. C'était à l'orée de ses 16 ans. Mohamed n'a jamais caché sa passion pour les moteurs et les deux-roues - "Il savait démonter un scooter comme un fou", dira de lui l'un de ses collègues - et accepte de faire quelques stages chez des carrossiers. Ils "se sont tous très bien déroulés", note son éducateur. Mohamed se trouve même "très à l'aise (...) dans [c]e monde du travail" où les compliments fusent plus que les reproches.
Le voilà inscrit en CAP. "Mohamed est doué et travailleur (...). Le patron est plutôt élogieux à son égard, parlant d'un bon apprenti qui a tout pour réussir." Un autre carrossier l'accueille un an et demi. Mais son passé le rattrape brusquement. A sa majorité, tous ces mois de sursis cumulés (vols, conduites sans permis, violence en tout genre) se sont transformés en une peine de prison ferme : la justice l'a reconnu coupable d'avoir bousculé et volé une dame. Dix-huit mois pour un sac à main, Mohamed Merah crie à l'injustice. L'hiver suivant, il sera hospitalisé quinze jours après avoir essayé de se pendre avec son drap, le jour de Noël.
REBAPTISÉ "ABU YUSUF"
Mohamed Merah père voyait dans la religion un moyen de "protéger [ses enfants] de la mauvaise vie que menaient les Français et certains Algériens", a-t-il confié à Paris Match . Malgré l'argent que son père lui promettait en échange, le fils a longtemps boudé la prière. On ne sait rien de ce qui s'est passé en prison. Quand il en sort, c'est un adulte qui porte la robe traditionnelle et laisse pousser barbe et cheveux. Ses lectures changent, ses fréquentations aussi. Se radicalisent. Celui dont les psychologues n'ont cessé de répéter qu'il "a manqué de repères suffisamment structurants", a-t-il trouvé dans la pratique rigoriste de l'islam le cadre qui lui manquait ? Rien n'est jamais simple.
Mohamed Merah a fréquenté "des extrémistes", confirme sa mère aux policiers, mais, à en croire Souad, la grande sœur, sa relation "avec les barbus" n'aurait pas duré à cause du caractère "instable" et "capricieux" de son frère. Mohamed Merah quitte la robe, retrouve ses copains du quartier. Secrètement, il se rebaptise Abu Yusuf, en référence "à la sourate [qui parle] des épreuves de la prison", décrypte Abdelkader Merah, et refuse désormais curieusement d'utiliser le moindre téléphone.
Un matin, il disparaît. Dans le quartier, tout le monde le croit chez son père, en Algérie. A sa mère, il dit s'être engagé dans la Légion. Souad Merah a eu des doutes lorsque, à son retour, il lui raconte "avoir vu des tigres". Il n'y a pas de tigres en Algérie. En réalité, Mohamed Merah a traversé la Syrie, la Jordanie, a retrouvé son frère Kader au Caire, qui y suit officiellement des cours d'arabe littéraire. Avec fierté, il lui montre ses photos de Bagdad. Pour la suite de son périple, il hésite entre le Soudan et la Somalie.
Mohamed Merah avait-il déjà tout planifié lorsque, de retour du Pakistan, il épouse religieusement la jeune Hizia, 17 ans, dont le visage est dissimulé derrière un niqab ? C'était le 15 décembre 2011. Ensemble, installés chez Mohamed Merah, ils regardent "Les Simpson's" ou jouent à "Call of Duty" sur leur Playstation. Hizia comme d'autres croira au récit des "voyages touristiques" de son mari. Ses mots aux policiers parlent d'eux-mêmes. "Il parlait beaucoup et avait besoin qu'on l'écoute. Il avait besoin d'amour et je le comparais souvent à un bébé." Elle non plus n'a rien compris quand, le 2 janvier, il l'a redéposée chez ses parents et demandé le divorce.
LE RÊVE D'UNE FIN À LA JACQUES MESRINE
En guise de point final à sa "vie de merde", Mohamed Merah rêvait d'une mort spectaculaire. Une fin à la Jacques Mesrine, dont le récit de La Dernière Cavale a été retrouvé dans le salon du tueur, à côté d'une pile de livres sur l'islam. Ce n'est d'ailleurs peut-être pas une coïncidence s'il a choisi pour ses crimes un colt 45, ce pistolet dont l'ennemi public numéro un ne se séparait jamais. Les vidéos de ses crimes, qu'il a pris le soin de monter avant de les envoyer à Al-Jazira, la liste des rédactions à contacter (BFM, iTélé) retrouvée sur le bureau, signent une préparation minutieuse.
Jeudi 15 mars, il invite sa sœur Aïcha et son frère Abdelkader à partager une pizza et à boire un verre. Il se montre alors inhabituellement affectueux, à sa "manière de nous dire au revoir", interprète aujourd'hui Abdelklader Merah. Le jour même, quatre jours après un premier assassinat à Toulouse, deux militaires avaient été tués à Montauban et un autre grièvement blessé. Le lundi suivant, il exécutera quatre personnes et en blessera une cinquième devant l'école juive Ozar Hatorah, à Toulouse.
Le 21 mars, alors que son frère, retranché dans son appartement, venait d'accueillir les hommes du RAID avec une rafale de tirs, Souad Merah a reçu un appel des policiers pour qu'elle vienne "[lui] parle[r]". Abdelghani Merah était déjà là. Un mauvais pressentiment dans la nuit l'avait poussé à réveiller sa sœur Aïcha à 5 heures. Celle-ci a "prié qu'il se trompe". La mère de Mohamed Merah, elle, apprend la mort de son fils par les policiers, durant sa garde à vue. Son frère Kader a demandé aux policiers combien de balles il avait "pris".
Le père, enfin, était en Algérie, où il était reparti en 2004. Le dernier de ses garçons, Mohamed, le priait par lettres de revenir, mais lui aspirait à retrouver le pays qu'il avait dû quitter trop jeune. Lorsqu'il a appris que ce tueur fou à scooter qui semait la terreur en France n'était autre que son fils, M. Merah a couru s'acheter une parabole et, jusqu'à l'ultime assaut du RAID, n'a plus quitté son écran de télévision.
Ce manuscrit n'est qu'une feuille parmi d'autres glissées par centaines dans le dossier d'instruction de l'affaire Merah. S'y trouvent aussi des notes d'éducateurs, des rapports d'assistantes sociales, des expertises de psychologues. Tous ces documents racontent l'histoire d'une famille et témoignent du climat de violence et du manque d'amour dans lequel le tueur au scooter a grandi. Ce père absent, dont il est le treizième enfant, retourné en son pays, l'Algérie, une fois la retraite venue. Cette mère battue par son mari, terrorisée par son cadet, Abdelkader, qui n'a pas eu l'énergie, pas trouvé les ressources pour sortir son petit dernier, Mohamed, de la spirale infernale. L'environnement familial n'explique pas tout. Les quartiers déshérités de la Ville rose non plus. C'est aussi ça l'histoire de Mohamed Merah : la quête incessante d'un gamin qui n'a jamais trouvé ses repères.
PREMIÈRE FUGUE À 4 ANS
Son père est arrivé en France au milieu des années 1960. A cette époque, le pays n'était qu'un vaste chantier et les hommes par milliers traversaient la Méditerranée pour aider à la reconstruction. Là où la main-d'œuvre manquait, des immigrés posaient leur sac. Mohamed Merah s'arrête à Bourges, dans une fonderie de matériel agricole. Puis ce sera Toulouse, et les fours à biscottes de l'usine Paré, l'ancêtre des pains grillés Heudebert. Le soir, dans les foyers de travailleurs, des hommes s'ennuient de leur femme restée au pays et de ces petits qui grandissent sans eux. Mohamed Merah a sept enfants de son premier mariage avec Fatma. Viendront six autres (l'une ne vivra pas) de sa seconde épouse, Zoulikha, une jolie brune de quinze ans sa cadette, qu'il épouse non loin d'Alger, un vendredi de janvier 1975.
De la France, Zoulikha n'aura longtemps pour image que l'aéroport de Blagnac et cet alignement de barres de béton où son mari s'est installé, au sud de Toulouse. Elle le rejoint au printemps 1981, Abdelghani et Souad dans les bras et alors qu'elle attend un nouvel enfant. La jeune femme n'a pas de diplôme, n'est même jamais allée à l'école, mais trouvera bien quelques ménages, pense-t-elle. Aïcha naît six mois plus tard. La famille s'agrandit encore l'année suivante avec la naissance d'Abdelkader. L'appartement est vaste, garçons et filles ont chacun leur chambre. Leurs rires résonnent dans les coursives de ces longs immeubles balayées par les courants d'air.
Dans le huis clos familial, l'ambiance est plus lourde. Les journées à l'usine sont épuisantes, les 2 300 francs mensuels n'autorisent aucun extra. Certains soirs, des pleurs s'élèvent de la chambre des parents. Des cris parfois. Les enfants sont témoins de violentes disputes. Dix ans après son arrivée en France, Zoulikha fuira les coups de ce mari brutal. Le divorce des époux est prononcé en 1993. Entre-temps, un petit dernier avait vu le jour, en octobre 1988. On lui donnera le prénom du père. Mohamed Merah n'a pas 4 ans lorsque ses parents se séparent. C'est à cette époque qu'il fugue pour la première fois. "Il attendait que tout le monde dorme pour sortir seul dans la rue, la nuit, pour faire comme les plus grands", relate en 2002 une psychologue expert de la cour d'appel de Toulouse. A "7 ans, il parlait d'un homme qui parlait dans sa tête", confiera plus tard sa mère aux policiers.
ABDELKADER, LE GRAND-FRÈRE EN CRISE
Zoulikha - redevenue Aziri - ne travaille pas et vit des 1 000 francs de pension versés par son mari. Elle se retrouve seule pour élever cinq enfants dans un pays dont elle parle mal la langue. Les aînés quittent la maison rapidement. Restent Aïcha et les deux derniers, Abdelkader et Mohamed, sur lesquels elle perd vite toute autorité. Les garçons adoptent les lois de la cité. Abdelkader a 13 ans lorsqu'un premier signalement est fait au juge. Il sort beaucoup, rentre tard le soir et s'oppose durement à sa mère. Dans le quartier des Izards, où ils vivent alors, les frères Merah sont connus pour de menus larcins, espaces verts saccagés, vitres brisées. Zoulikha Aziri s'inquiète pour son petit dernier, qui a déjà redoublé son CP, a été placé en foyer et dont "le seul exemple masculin à la maison", note un rapport de l'aide sociale à l'enfance, est son grand frère Abdelkader.
L'année 2000 marque un tournant. Mohamed fait son entrée en 6e, à Bellefontaine, le collège du quartier. Les résultats du premier trimestre sont plutôt bons : 15,5 en anglais, 14,5 en histoire-géo, 12,5 en maths, 13,75 en rédaction. Il excelle en arts plastiques (17). Le comportement en revanche est "trop souvent inadmissible". Mohamed "aimerait que sa mère puisse lui consacrer plus de temps et d'attention, explique une assistante sociale, [mais] il pense qu'[elle] est trop occupée par Abdelkader pour s'occuper de lui".
"Kader", c'est ainsi qu'on l'appelle dans le quartier, la terrorise et impose sa loi à la maison. Il ramène un pitbull. Elle ne peut rien dire. La chienne saccage tout, déchiquette les cahiers de Mohamed. Les colères d'Abdelkader contre sa mère sont "particulièrement violentes". Un jour qu'elle rentre d'une visite chez une amie, elle découvre Mohamed en sang. "Il avait été mordu à la cuisse et à la poitrine par l'un des pitbulls de son frère", précisent les services sociaux. "Madame a tenté de demander des explications à son fils aîné. Celui-ci est entré en crise et a donné trois coups de pied violents dans le dos de Mohamed."
Pendant des jours, Zoulikha Aziri n'osera pas rentrer chez elle. Alors Mohamed dort chez Souad, sa sœur aînée, dont l'appartement servira souvent de refuge. L'alerte sera donnée par le collège, le 6 février 2001. Mohamed, "un enfant particulièrement doué (...) est en danger grave ainsi que sa mère, écrit la principale au procureur. Il est urgent (...) d'intervenir dans le milieu familial afin de rétablir le calme. Mohamed risque de se transformer en adolescent dangereux au vu de ses capacités intellectuelles." "La maman est recueillie par une voisine. Mohamed est le seul à pouvoir entrer dans l'appartement quand son frère y est. Il est totalement soumis à [ce dernier]." Le jour où l'assistante sociale a poussé la porte des Merah, elle a découvert un "appartement (...) complètement dévasté : tapisserie arrachée, meubles détruits. Les seules pièces habitables étaient la cuisine, la chambre de Mohamed et celle de sa mère".
À SON TOUR, IL LÈVE LA MAIN SUR SA MÈRE
Dans ce vaste chaos, les cours deviennent accessoires. Les rares apparitions de Mohamed au collège riment avec "incidents", "menace de mort", "exclusion ". Les services sociaux qui continuent de suivre la famille s'inquiètent de cet enfant sans "aucun repère", "dont personne [ne] se soucie" et "qui évolue au milieu d'un grand vide affectif". "Il ne sait pas où aller après le collège (...). Le soir, il reste donc dans le quartier de Bellefontaine, où il retrouve des copains." Les vacances d'été approchent. "Mohamed va se retrouver deux mois sans activité."
Zoulikha Aziri espérait secrètement que la situation s'arrangerait à la rentrée de septembre. Abdelkader a pris un appartement, Mohamed passe en 5e. Mais son petit dernier marche dans les pas de ce frère Kader, dans lequel il cherchera toute sa vie un "modèle masculin à qui s'identifier". Comme lui, il passe les soirées dehors, se couche au petit matin. A son tour, il lève la main sur sa mère, dont il refuse l'autorité. "Il me frappait, me mordait, vidait tout le frigo par terre, cassait tout (...). Je ne peux pas lui parler méchamment, sinon il s'échappe ou alors il m'insulte devant tout le monde, et j'ai honte", confie Zoulikha Aziri à cette même psychologue de la cour d'appel de Toulouse en 2002.
L'idée d'un placement en foyer fait son chemin - "dans trois mois, ce sera probablement déjà trop tard", prévient une psychologue. Les éducateurs envisagent cette solution avec prudence, Mohamed la vivrait comme un nouvel abandon. Un autre signalement du collège précipitera les choses. Un vendredi matin de janvier 2002, Zoulikha Aziri est arrivée avec des marques au visage et des traces de morsures sur les bras. Son fils l'a frappée toute la nuit.
PLACEMENT EN FOYER
Quinze jours plus tôt, elle avait déjà reçu des coups de balai et des pierres au visage. Mohamed est placé en urgence en foyer. La semaine suivante, lorsque le garçon entend sa mère hésiter à l'idée de le récupérer dès le samedi, il entre dans une colère noire, menace de se suicider. "Le juge avait dit que je pourrais aller chez moi le week-end. Ma mère m'a dit quelque chose et ça m'a énervé, explique-t-il aux policiers qui l'interrogent pour le coup-de-poing lancé en pleine figure à l'assistante sociale (...). Je suis énervé aussi parce que tout le temps je suis placé. (...) Je suis dégoûté d'être dans un foyer."
Les éducateurs du foyer en question vivent un enfer. "Il injurie, insulte les filles, (...) qui nous demandent de les protéger et de fermer leur chambre à clé, rapporte le chef de service. Chaque jour, nous devons intervenir pour une dégradation, un vol, un conflit, une agression dont Mohamed est l'auteur." Il faudrait un adulte à temps plein pour s'occuper de cet enfant, mais il refuse autant d'être soumis à "l'autorité des adultes" qu'il réclame sans cesse leur affection. Un jour, lors d'un séjour au ski dans les Hautes-Pyrénées, il monte sur le toit du centre. Il va en finir, prévient-il. Les éducateurs ne comptent plus ses menaces de suicide, pas davantage ses fugues, "qui, toutes, le conduisent chez sa mère et dont il revient soit par les services de police, soit par ses propres moyens".
Cette tentative de placement sera suivie de beaucoup d'autres, toutes restées sans effet. Sur ces dizaines de rapports accumulés par le juge pour enfants de Toulouse, on lit le désarroi de professionnels. Ils y décrivent une famille en détresse, un jeune homme incontrôlable qui balance des jardinières dans les halls des foyers, agresse les filles qui fument.
Cet adolescent mû par un sentiment "de toute-puissance" est aussi "un grand enfant sollicitant sans cesse les éducateurs", qui à 14 ans a des dents de SDF, "ne semble pas avoir intégré des acquis de base [comme] se nourrir, rester à table, faire sa toilette, se coucher le soir", se saoule de jeux vidéo et éprouve le besoin constant d'appeler "sa mère au téléphone". Un seul être trouve grâce à ses yeux : Luna, la chienne pitbull de son frère, à qui il a construit une niche. "J'ai une vie de merde, je vais tout le temps dans un foyer, j'ai pas de collège", résume-t-il d'une phrase.
"IL SAVAIT DÉMONTER UN SCOOTER COMME UN FOU"
Alors que faire ? Que faire de cet enfant "intelligent et extrêmement réactif", "constamment en éveil et agité", "angoissé", qui a une "extrême difficulté à reconnaître l'adulte" ? Existe-t-il au moins une solution ? L'éloigner du quartier, de sa famille ? Invariablement, il y retourne. Les parents sont démunis. Il terrorise sa mère, laquelle a par ailleurs d'autres soucis. Son propriétaire menace de l'expulser, l'une de ses filles a tenté de se suicider, ses deux autres garçons ne se supportent pas. De rage, Abdelkader a poignardé son aîné, resté plusieurs jours dans le coma.
Quant au père, il sort de trois ans de prison pour trafic de drogue. Il a bien proposé d'héberger Mohamed dès qu'il a retrouvé un appartement, mais il jettera l'éponge au bout de quelques mois, excédé par ce gamin qui n'obéit pas et le harcèle pour avoir un scooter, de nouvelles baskets. "Sale dealer, (...) t'es pas mon père, laisse-moi, je m'en fous de toi !", lui crache son fils en retour.
Cette longue litanie de tempêtes et de tourments ne connaît que de rares moments d'accalmie. C'était à l'orée de ses 16 ans. Mohamed n'a jamais caché sa passion pour les moteurs et les deux-roues - "Il savait démonter un scooter comme un fou", dira de lui l'un de ses collègues - et accepte de faire quelques stages chez des carrossiers. Ils "se sont tous très bien déroulés", note son éducateur. Mohamed se trouve même "très à l'aise (...) dans [c]e monde du travail" où les compliments fusent plus que les reproches.
Le voilà inscrit en CAP. "Mohamed est doué et travailleur (...). Le patron est plutôt élogieux à son égard, parlant d'un bon apprenti qui a tout pour réussir." Un autre carrossier l'accueille un an et demi. Mais son passé le rattrape brusquement. A sa majorité, tous ces mois de sursis cumulés (vols, conduites sans permis, violence en tout genre) se sont transformés en une peine de prison ferme : la justice l'a reconnu coupable d'avoir bousculé et volé une dame. Dix-huit mois pour un sac à main, Mohamed Merah crie à l'injustice. L'hiver suivant, il sera hospitalisé quinze jours après avoir essayé de se pendre avec son drap, le jour de Noël.
REBAPTISÉ "ABU YUSUF"
Mohamed Merah père voyait dans la religion un moyen de "protéger [ses enfants] de la mauvaise vie que menaient les Français et certains Algériens", a-t-il confié à Paris Match . Malgré l'argent que son père lui promettait en échange, le fils a longtemps boudé la prière. On ne sait rien de ce qui s'est passé en prison. Quand il en sort, c'est un adulte qui porte la robe traditionnelle et laisse pousser barbe et cheveux. Ses lectures changent, ses fréquentations aussi. Se radicalisent. Celui dont les psychologues n'ont cessé de répéter qu'il "a manqué de repères suffisamment structurants", a-t-il trouvé dans la pratique rigoriste de l'islam le cadre qui lui manquait ? Rien n'est jamais simple.
Mohamed Merah a fréquenté "des extrémistes", confirme sa mère aux policiers, mais, à en croire Souad, la grande sœur, sa relation "avec les barbus" n'aurait pas duré à cause du caractère "instable" et "capricieux" de son frère. Mohamed Merah quitte la robe, retrouve ses copains du quartier. Secrètement, il se rebaptise Abu Yusuf, en référence "à la sourate [qui parle] des épreuves de la prison", décrypte Abdelkader Merah, et refuse désormais curieusement d'utiliser le moindre téléphone.
Un matin, il disparaît. Dans le quartier, tout le monde le croit chez son père, en Algérie. A sa mère, il dit s'être engagé dans la Légion. Souad Merah a eu des doutes lorsque, à son retour, il lui raconte "avoir vu des tigres". Il n'y a pas de tigres en Algérie. En réalité, Mohamed Merah a traversé la Syrie, la Jordanie, a retrouvé son frère Kader au Caire, qui y suit officiellement des cours d'arabe littéraire. Avec fierté, il lui montre ses photos de Bagdad. Pour la suite de son périple, il hésite entre le Soudan et la Somalie.
Mohamed Merah avait-il déjà tout planifié lorsque, de retour du Pakistan, il épouse religieusement la jeune Hizia, 17 ans, dont le visage est dissimulé derrière un niqab ? C'était le 15 décembre 2011. Ensemble, installés chez Mohamed Merah, ils regardent "Les Simpson's" ou jouent à "Call of Duty" sur leur Playstation. Hizia comme d'autres croira au récit des "voyages touristiques" de son mari. Ses mots aux policiers parlent d'eux-mêmes. "Il parlait beaucoup et avait besoin qu'on l'écoute. Il avait besoin d'amour et je le comparais souvent à un bébé." Elle non plus n'a rien compris quand, le 2 janvier, il l'a redéposée chez ses parents et demandé le divorce.
LE RÊVE D'UNE FIN À LA JACQUES MESRINE
En guise de point final à sa "vie de merde", Mohamed Merah rêvait d'une mort spectaculaire. Une fin à la Jacques Mesrine, dont le récit de La Dernière Cavale a été retrouvé dans le salon du tueur, à côté d'une pile de livres sur l'islam. Ce n'est d'ailleurs peut-être pas une coïncidence s'il a choisi pour ses crimes un colt 45, ce pistolet dont l'ennemi public numéro un ne se séparait jamais. Les vidéos de ses crimes, qu'il a pris le soin de monter avant de les envoyer à Al-Jazira, la liste des rédactions à contacter (BFM, iTélé) retrouvée sur le bureau, signent une préparation minutieuse.
Jeudi 15 mars, il invite sa sœur Aïcha et son frère Abdelkader à partager une pizza et à boire un verre. Il se montre alors inhabituellement affectueux, à sa "manière de nous dire au revoir", interprète aujourd'hui Abdelklader Merah. Le jour même, quatre jours après un premier assassinat à Toulouse, deux militaires avaient été tués à Montauban et un autre grièvement blessé. Le lundi suivant, il exécutera quatre personnes et en blessera une cinquième devant l'école juive Ozar Hatorah, à Toulouse.
Le 21 mars, alors que son frère, retranché dans son appartement, venait d'accueillir les hommes du RAID avec une rafale de tirs, Souad Merah a reçu un appel des policiers pour qu'elle vienne "[lui] parle[r]". Abdelghani Merah était déjà là. Un mauvais pressentiment dans la nuit l'avait poussé à réveiller sa sœur Aïcha à 5 heures. Celle-ci a "prié qu'il se trompe". La mère de Mohamed Merah, elle, apprend la mort de son fils par les policiers, durant sa garde à vue. Son frère Kader a demandé aux policiers combien de balles il avait "pris".
Le père, enfin, était en Algérie, où il était reparti en 2004. Le dernier de ses garçons, Mohamed, le priait par lettres de revenir, mais lui aspirait à retrouver le pays qu'il avait dû quitter trop jeune. Lorsqu'il a appris que ce tueur fou à scooter qui semait la terreur en France n'était autre que son fils, M. Merah a couru s'acheter une parabole et, jusqu'à l'ultime assaut du RAID, n'a plus quitté son écran de télévision.
Emeline Cazi
Source: Le Monde